Mère Hortense Berthet
1923-2004
Abbesse de la Fille-Dieu (1975-1999)
Parler de mère Hortense !... quelle gageure! D’abord c’est évoquer un
paysage de montagne... un lac... un pèlerinage à Marie, humble et
discret, mais fréquenté au milieu d’une prairie émaillée de fleurs... et
voilà une petite fille devenue une personnalité marquante, riche de tant
de dons!
Elle naquit le 21 août 1923, et grandit dans une belle famille
chrétienne savoyarde parmi trois frères et une sœur. Elle aimait
raconter ses souvenirs d’enfance dans la ferme paternelle où elle apprit
le travail consciencieux, l’amour de la nature, où elle aux joies de la
fratrie, où la foi transmise par ses parents s’enracina dans un cœur
ouvert très tôt à la prière et à la contemplation.
Après l’enfance insouciante, les études: enseignement secondaire
d’abord, puis enseignement supérieur en philosophie et mathématiques. À
cette étape elle réussit le concours d’un journal local
qui offrait au gagnant une bourse d’étude... Occasion fantastique,
poursuivre une formation universitaire à Lyon, puis à Neuchâtel (Suisse)
où elle acquit le fameux doctorat en physique nucléaire qui la rendit
célèbre.
C’est alors que vint le temps crucial du choix: une fabuleuse carrière
de physicienne au CERN, entourée d’amis aussi géniaux que chaleureux, ou
la recherche de l’infiniment Grand après s’être
penchée sur l’infiniment petit, l’atome? Dieu parlait à son coeur... et
conseillée par le Cardinal Journet, décision prise, la brillante jeune
fille abandonna son laboratoire atomique et choisit la voie cistercienne
à l’abbaye de Chambarand, après avoir sillonné les routes d’Europe en
vespa!
Elle y reçut l’habit des novices en 1956. Dès lors, avec la fougue de
son tempérament, elle se donna tout entière à la quête de Dieu,
savourant d’emblée la liturgie, goûtant les écrits des Pères
cisterciens... se formant au soleil de Dieu.
Franchies les étapes d’initiation, on lui confia rapidement la tâche de
chantre, la responsabilité de la fromagerie alors en ses débuts. C’est
elle qui inventa une benne pour le caillé et surtout la saumure
pour l’affinage des fromages jusque-là salés individuellement à la main.
Puis elle fut chargée du noviciat. « L’ambiance était géniale, les cours
toujours a bon niveau et avec beaucoup d humour Cela lui etait inné »
Excellente pédagogue, elle savait transmettre l’amour de l’Opus Dei, le
goût des observances l’intérêt pour le patrimoine cistercien, et surtout
aider les novices à « ne rien préférer a l’amour du Christ» à s’attacher
affectivement a la Personne de Jésus dont elle écrivait toujours le. nom
en majuscules.
Elle regrettait que rien ne fût organisé dans l’Ordre pour la formation
des maîtres et maîtresses des novices. Poussée par cette urgence, elle
contacta le père Hervé Briand de Timadeuc qui exerçait la tâche appelée
aujourd’hui “secrétaire à la formation »... et, avec mère Véronique qui
éprouvait le même manque, s’inaugura ainsi le premier des séminaires de
Lavai (1970).
1973: un tournant dans sa vie. Depuis quelques années, les réformes
conciliaires bousculaient un peu les communautés... La communauté de la
Fille-Dieu s’essoufflait et avait besoin d’aide. Le père immédiat, dom
André Louf, se tourna vers Chambarand qui répondit généreusement et
fraternellement à sa requête. Mère Hortense vint donc pour remplir la
charge de maîtresse des novices, puis de supérieure ad nutum... et, à la
démission de mère Regina, fut élue abbesse le 14 août 1975, bénite le 8
décembre suivant.
Avec tact et courage, elle s’attela à sa grande tâche pastorale: donner
une formation capable d’ouvrir les esprits, élargir les horizons... Tout
d’abord, elle développa la bibliothèque dont les rayons s’enrichirent
très vite de titres variés en toutes disciplines. Elle invita des
conférenciers, qui par leur enseignement, leurs témoignages,
contribuèrent à l’ouverture de la communauté. Elle soigna
particulièrement l’élaboration de l’office en français tout en
conservant des pièces grégoriennes, fleurons du patrimoine cistercien
qui lui tenait tant à cœur.
Ce même souci pastoral lui inspirait des chapitres d’enseignement solide
et profond. Sérieux teinté de sourire et d’humour, car, disait-elle,
«l’humour au monastère est aussi précieux que l’amour!»
Avec humour, finesse et amour, elle exerçait son autorité, la vraie, pas
celle que l’on confond avec l’abus de pouvoir.., mais celle qui permet à
l’autre d’être «auteur» de son chemin dans un espace de liberté
nécessaire pour entendre le souffle de l’Esprit.
Une innovation due à l’acuité de son discernement est à signaler: les
deux semaines de repos offertes à chaque sœur, car pensait-elle, les
personnes qui entrent maintenant au monastère ont connu les
temps de repos hebdomadaire et annuel; une rupture de rythme est
nécessaire aux tempéraments que notre forme de vie sollicite beaucoup.
Son intelligence de cœur décelait promptement le «petit rien », le don à
développer, à accroître pour l’harmonie personnelle, et communautaire..,
ou pour mettre debout!
Dès son arrivée à la Fille-Dieu, elle a rêvé de restaurer l’église
défigurée à la fin du XIXe siècle. Avec audace et ténacité, elle a su
relever le défi du réaménagement de l’église et de le conduire à bien,
animant les discussions avec les Monuments Historiques, les
archéologues, les architectes... Ainsi le beau rêve réalisé, la
Fille-Dieu porte sa signature de bois, de pierre, de verre.., de
lumière... à la louange de Celui qui est Beauté.
Au niveau de l’Ordre, mère Hortense a beaucoup travaillé pour l’unité
des deux branches, masculine et féminine, les abbesses jouissant des
mêmes droits que les abbés, qu’elles ne soient pas seulement des
«invitées» au chapitre général mais des membres actifs; elle souhaitait
entre autres qu’elles aient les mêmes droits que les abbés pour la
clôture notamment, qu’elle désirait identique pour les moniales et les
moines. Elle travailla avec vigueur et constance à l’élaboration des
Constitutions des Moniales. Le chapitre de Holyoke (USA 1984) et celui
de l’Escorial (en 1985) ont vu ainsi sa présentation des choses et lui
donnèrent satisfaction malgré quelques remous et contradictions.
Lors de la Réunion régionale de Tamié (1978), elle avait osé lancer
l’idée d’un chapitre général mixte, ce qui provoqua une dispute suivie
d’une réconciliation en règle, le dernier jour de la réunion!
L’idée avait semblé aberrante... et pourtant !!
Avant même d’être présidente de région (FSO) elle fit figure de prophète
dans ces perspectives d’avenir. Grâce à son initiative, les Réunions
régionales accueillirent des représentantes des diverses
communautés cisterciennes... bernardines, O. Cist... Et, bien avant que
l’expression « Famille cistercienne» entre dans le langage courant, la
réalité était fortement vécue en Suisse. Toute jeune abbesse, l’une de
ses premières sorties fut d’aller visiter mère Gertrude à la Maigrauge,
mettant fin à un froid qui s’était installé après l’adhésion de nos
communautés aux deux Ordres séparés, et renouant ainsi d’anciennes
relations interrompues par les aléas de l’Histoire... et qui,
maintenant, perdurent en amitié entre nos Maisons-Dieu. Même démarche
auprès de Dom Bernard Kaul, à Hauterive avec lequel elle organisa des
sessions de spiritualité offertes aux communautés. Elle garda toujours
le souci d’être un pont entre les deux Ordres. À elle, revient le mérite
du changement de climat entre Ordres et Congrégations cisterciennes.
Raison pour laquelle elle fut déléguée par la RGM 1996 à la synaxe pour
le 9e centenaire de Cîteaux. Avec humour, elle aimait appeler ce petit
îlot suisse: «province suisse de la Famille cistercienne ».
Le SDC: Mère Hortense, vite connue en France pour son envergure humaine
et monastique, avait été invitée par le SDM (France) et le URC
(Belgique) pour leur assemblée générale. Le travail de ces
organismes l’enthousiasma: elle obtint de monseigneur Mamie de pouvoir
mettre sur pied un «service des contemplatives» pour les communautés des
diocèses romands dont elle rédigea les statuts sur
le modèle de ceux du SDM et de l’URC. Dès le début, régna un climat de
confiance fraternelle, fruit de l’amitié cistercienne préexistante entre
mère Hortense, mère Amie-Marie, de Collombey, et mère Gertrude, de la
Maigrauge, groupe des fondatrices (mai 1980).
Sur le plan de l’Église locale, c’est encore la notion d’unité qui vient
à l’esprit.
Naturellement œcuménique, elle voulait que toutes les confessions se
sentent à l’aise à la Fille-Dieu... Réformés, catholiques, orthodoxes,
juifs, musulmans... de beaux et intenses échanges, des temps de prière
ensemble, dans notre église, restent des moments forts alors que l’on
parlait encore très discrètement de dialogue judéo... ou...
islamo-chrétien!
Pour le souvenir, rappelons la Journée monastique de Payerne (1980),
organisée avec le pasteur Paul Bastian, pour célébrer les 1500 ans de la
naissance de saint Benoît, et celle non moins mémorable de Lausanne, à
l’occasion du 9e centenaire de saint Bernard (1990).
Douée pour les contacts, elle se prêtait volontiers aux interviews des
médias, pour réchauffer le monde en distribuant ses trésors spirituels,
lumineux comme le feu, bons comme le pain.., réconfortants et joyeux...
Elle liait ainsi de fidèles amitiés avec les journalistes.
Citons ici encore avec quel bonheur elle répondait aux invitations du «
Réarmement moral », organisme créé après la dernière guerre dans le but
de promouvoir la fraternité et la paix universelles... Là, elle se
trouvait à l’aise dans un parterre de scientifiques du monde entier
auquel elle apportait une parole de foi très écoutée.
Que dire de son enthousiasme dans les rencontres de jeunes: un vrai
régal de partager leurs interrogations, de parler de Dieu et des grands
problèmes de notre planète...
Mais... ne nous méprenons pas! Cette vie aussi intense a connu des
heures sombres de souffrance. «Le disciple n’est pas au-dessus du Maître
»... elle le savait et le vivait étroitement avec Jésus.
Il ne fut pas facile pour elle de renoncer au privilège séculaire de
l’abbatiat à vie qu’elle considérait comme un droit à la Fille-Dieu.
Elle aurait eu tant de joie à entrer dans le nouveau millénaire avec
sa communauté... mais elle a dû renoncer à ce dernier rêve et a donné sa
démission le 31 mai 1999, avec courage, foi, grandeur d âme Des lors,
elle mit toute sa bonne volonté a être la autrement lisant, décryptant
l’informatique visitant chaque jour les malades et priant avec elles...
Elle trouva alors une nouvelle vocation, une qualité de présence
chaleureuse, maternelle.., en incarnant la parole du poète Jaccottet :
«L’effacement, c’est ma façon de resplendir.
«Je suis une abbesse en sabots », répondait-elle à ceux qui saluaient en
elle une grande Dame...
Elle entrait dans l’église avec son immense sourire d’amour et chacun se
sentait aimé... reconnu. Elle avait ce charisme exceptionnel, cette
extraordinaire liberté intérieure, cette bonté, «cette miséricorde
qui faisait palper celle de Dieu »... cette confiance sans limite dans
les personnes... la force du regard du cœur: elle n’affaiblissait jamais
celui, celle qu’elle regardait, rencontrait... on repartait avec
un peu de cette force, de cette joie.
Et on savait d’où jaillissait sa Source! «Dieu, ma joie, Tu es fidèle à
tes promesses...»
Soeur Marie-Samuel
La Fille-Dieu, 30 septembre 2006
2e anniversaire de sa pâque
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