lecture L'actualité du rationalisme
conférence d'Alberto Sartoris
EPFL, 6 novembre 1985

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Alberto Sartoris, sérigraphie cinq couleurs, l02,5 x 73 cm,
collection Carlo Prina.
DR

 

Alberto Sartoris, l'actualité du rationalisme

Préambule

Ma conférence sur l'actualité du rationalisme, que je dédie à Messieurs les Professeurs Maurice Cosandey et Bernard Vittoz, comportera les réponses aux nombreuses et intéressantes questions qui m'ont été posées par des enseignants et des étudiants de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, ainsi qu'aux pièges, parfois insidieux, qu'ils m'ont tendu.

L'actualité remet en lumière le mouvement rationaliste dans l'architecture. Né d'un changement de regard sur les XVIIIème, XIXeme et XXeme siècles, les ouvrages récents, comme les premiers, ont en commun l'abandon de l'hypothèse académique et la découverte simultanée d'un nouveau champ d'action.

Par ailleurs, le temps n'est plus seulement à l'anathème, mais à la réflexion et à la précision de sa véritable histoire. A ce propos, soulignons que le rationalisme a encore ses entrées dans le domaine de la mutation, de la métamorphose, de l'imprévu, du merveilleux, de l'imaginaire et de la surprise. Il entend toujours contrecarrer les systèmes de l'impéritie, de l'anonymat et de l'architecture de l'habitude. C'est justement en ces moments cruciaux de l'invention que l'apparition soudaine d'un genre nouveau de perception parvient à introduire l'architecture dans le registre technique du rationnel, dans l'éventail optique de la spazialità, dans l'idée visuelle du Körperraum.

Dans l'authentique architecture fonctionnelle, la réalité prend en outre les formes différentes de son vaste clavier. Traiter aujourd'hui de l'architecture des années '20 et '30, ce n'est pas se référer à un rêve lointain. Parler aujourd'hui du mouvement rationaliste, ce n'est pas s'égarer en des méandres embrouillés, sur des chemins hors d'usage ou sans issue, dans les impasses d'une époque révolue ; ou se ranger sur une voie de garage. Se pencher aujourd'hui sur les courants de l'architecture rationnelle, cela veut dire recourir aux effets d'un déroulement d'événements signifiants, à une histoire active, pour pénétrer en des sphères de création toujours vivantes.

On veut en fait affirmer de nouveau que le premier rationalisme [celui des novateurs réels] n'a pas, jusqu'ici, accompli tout son cycle naturel. Il faut lui en laisser le temps.
L'action de l'architecture musulmane, par exemple, s'est brillamment étendue du VIIème au XVIIIème siècle.Le mouvement de l'architecture baroque a essaimé sur le monde, qu'il a couvert de monuments et d'incomparables ensembles pendant 250 ans, du XVIème au XVIIIème siècle.Dès le milieu du cinquecento [XVIème siècle] et durant 300 ans, l'œuvre magistrale et cohérente d'Andrea Palladio a profondément influencé l'architecture de tous les continents.

Alors pourquoi voulons-nous déjà tordre le cou au rationalisme qui est encore sur la brèche ?


N'oublions pas qu'après avoir enduré la funeste répression totalitaire des régimes du pouvoir de gauche et de droite [Russie et Allemagne], les effets négatifs des deux guerres, les égarements du mercantilisme et ceux provoqués par l'absence de prescriptions déontologiques, les idées et les programmes de l'architecture et de l'urbanisme fonctionnel furent même partiellement effacés.Tristes saisons qui nous obligèrent souvent à travailler clandestinement.

Maintenant, alors que le rationalisme s'élève toujours contre tous les formalismes, il doit surtout se mesurer avec le plus dévastateur des académismes, avec le plus inquiétant académisme de l'académisme : celui qui a revêtu les haillons de la friperie, qu'agrémente le masque grimaçant et caricatural du post-modernisme. Quand bien même il faille admettre que les expériences les plus négatives sont parfois utiles.

Dans ce cas, on compte en effet quelques exceptions, comme Paolo Portoghesi : prestigieux écrivain, animateur et interprète d'une architecture exaltant la poétique mouvante de la splendeur géométrique dans l'espace.  Précisant, d'autre part, que la voie du post-modernisme européen a été ouverte par les architectes milanais et romains du Novecento, subjugués par l'ardeur réactionnaire de Giovanni Muzio et de ses néophytes lombards. Le post-moderne nord-américain ne nous est parvenu qu'avec la seconde vague.

 

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Église de Lourtier
(Valais - Suisse) - 1932 Vue sud-est, photo Emile Gos
 

Actuellement, loin d'avoir épuisé ses ressources, le rationalisme reprend sa course. Le rationalisme transfiguré continue et se développe en vertu de la loi irréversible qui veut que les avant-gardes ne meurent jamais.

Le rationalisme est toujours le champ d'action de la fantaisie [entendue comme œuvre d'imagination], de la construction raisonnée [qui se fonde également sur l'intuition], de l'invention [configuration exacte de l'ouvrage inédit]. En fait, aujourd'hui comme hier, le mouvement rationaliste poursuit inlassablement la recherche fonctionnelle de l'architecture, c'est-à-dire d'une architecture tout court, d'une architecture sans adjectif, d'une architecture substantiellement correcte.

Cette architecture, bien entendu, doit être analysée, remodelée, synthétisée, intégrée à l'urbanisme et perfectionnée en permanence. Bien qu'elle s'adresse en premier lieu à la collectivité, elle implique cependant la personnalité et l'originalité de son engagement. Dans ces conditions [et ce doit être ainsi], nous remarquons qu'il existe des divergences et des parallélismes, offrant une gamme de tendances complémentaires et diversifiées. Ce sont précisément ces parallélismes et ces divergences qui constituent les différentes identités de l'architecture rationnelle.

Par conséquent, de telles motivations permettent de souhaiter que les raisons de l'architecture déboucheront dans l'architecture de la raison, comme durant des grandes époques du passé.

L'architecture, sublimée par ces raisons techniques, plastiques et harmoniques, est synonyme de généralité.L'architecte rationaliste saisit les signes universels, reconnaissables, de la civilisation contemporaine. Non seulement les modes particuliers et les modes transitoires à l'étiage national, régional ou local.

Pour se survivre sans cesse en se métamorphosant, l'architecture ne doit pas tomber dans les contradictions et les griffes des maniérismes provinciaux. Le monde de l'architecture imaginaire est celui des visions internationales, des visions qui paraissent parfois utopiques mais sont scientifiquement et plastiquement réalisables. Ces visions internationales, effet de la magie constructive, spiritualisent l'homme, l'homme qui a atteint l'objet de son attente.

Mais pour bien comprendre ces extraordinaires moments de suprême invention, il faut avoir étudié, scientifiquement et avec une extrême rigueur, tous les problèmes culturels, créateurs et sociaux mis en compte par les avant-gardes européennes. Nous pensons surtout, cela va sans dire, à la sécession germanique, et tout particulièrement à la viennoise ; ainsi qu'à un ensemble de mouvements identiques qui ont enrichi l'une des périodes les plus fécondes de l'histoire : l'histoire de notre temps.

Il faut également avoir vécu, durant les années 20 et 30, les interventions concurrentes du futurisme italien, du modernisme catalan, du constructivisme russe et de l'abstraction méditerranéenne. Il faut aussi avoir vécu sous la mystérieuse emprise de l'essence de l'art métaphysique et ferrarais ; avoir vécu les perspectives du cubisme, du surréalisme et de l'ultraïsme, ainsi que les brillants chapitres [chargés des événements, de vicissitudes et de découvertes] du STIJL, de l'esprit nouveau, du Bauhaus, de 7 arts, de cercle et carré, de l'union des artistes modernes et d'abstraction-création, dans leurs comparaisons et leurs relations internationales pour savoir ce que représente encore pour nous la parole avant-garde, c'est-à-dire ce qui ne vieillit jamais et devient classique.

De même on ne peut certainement pas mesurer à sa juste valeur l'actualité historique et conceptuelle du rationalisme, sans remonter au lointain 1928, premier congrès préparatoire international de l'architecture moderne du château de la Sarraz. À ce congrès, qui marque la naissance d'un organisme mondial traçant la route de l'architecture nouvelle, furent fondés le CIRPAC [comité international pour la réalisation du problème architectural contemporain] et les CIAM [congrès internationaux d'architecture moderne]. Leurs principes sont encore valables et vivants.

Le rationalisme est resté fidèle à ses premières intentions. Son esprit exigeant est toujours l'emblème ses manifestations.

Un seul des points, des interrogations et des suppositions qui forment le principal thème de prévision du congrès - celui des rapports entre l'État et l'architecture, sur lequel nous avions placé tous nos espoirs - a conduit le rationalisme à un échec retentissant, à un renversement total de la situation. Arguant du fait que le président Eduard Beneš [ami et admirateur de le Corbusier] transformait son pays, la Tchécoslovaquie, en un terrain fertile propice à l'éclosion d'une architecture nationale nouvelle, nous admettions - par hypothèse - que si tous les États prônaient le contre-pied de leurs attitudes passéistes, une véritable renaissance architecturale se produirait partout. Il n'en fut rien. Nous avions assimilé l'appui de l'État à un mécénat d'État. C'était un leurre.

Aujourd'hui, nous ne croyons plus aux possibilités génératrices d'une architecture d'État. De cruelles expériences nous ont démontrés dans quel esclavage, dans quelques abîmes d'incohérence pouvait sombrer l'architecture dite officielle.

 

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Eglise à Sarreyer (Valais - Suisse) 1933 - 1935 Plan circulaire et à coupole suspendue, axonométrie

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Eglise à Sarreyer (Valais - Suisse) 1933 - 1935 plan
 

Bien que le registre architectural actuel soit particulièrement riche, tant de créations novatrices que de condamnables revivals, de reprises est de retours, il est bon d'en préciser quelques détails.

L'architecture fonctionnelle, rationnelle ou organique [selon le terme créé par Carlo Lodoli au XVIIIe siècle], telle que nous l'avons imaginée et conçue au moment de la formation du rationalisme, n'a pas encore été complètement réalisée. Elle n'a pas encore gravé sa fondamentale et totale figuration.

Depuis les transfigurations constructive des premiers architectes futuristes, expressionnistes et cubistes, beaucoup de temps s'est écoulé jusqu'au œuvres plus récentes du rationalisme. Il est indéniable que, durant ces transferts, le rationalisme a défini certains aspects probants de la cité dans la cité. Il continue d'ailleurs à modeler l'urbanisme de récupération et de réhabilitation physique de centres historiques, pour les restituer à une idée qui se ne soit pas une concession faite aux indifférences de la société et de la construction. Le rationalisme s'est épris de cette formulation de la ville intégrée.

 

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Maison de Madame Morand-Pasteur, viticultrice, Saillon (Valais - Suisse) 1933 - 1935, façade sud, photo Oscar Darbellay

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Maison de Madame Morand-Pasteur, axonométrie intérieure du rez-de-chaussée.
 

Le rationalisme est aussi une façon généreuse de penser, de composer et de voir l'architecture. Une façon exacte d'exprimer le poids du présent et les perspectives prévisionnelles de l'avenir, sans se soustraire aux constantes authentique et active de la tradition.

L'architecture rationaliste ne considère point la matérialité comme objet principal d'un mode de pensée. Cette matérialité, évidemment nécessaire, ne constitue cependant que la transmutation technique et scientifique de l'invention plastique à la réalisation réelle dont elle forme de l'anatomie.

Mais, si nous voulons nous entendre, soyons clairs.

Pour nous, Aldo Rossi, pas exemple, n'est pas un rationaliste fonctionnel mais un adepte hors série d'un genre d'architecture composite, souvent géniale, mais sujette à de multiples inspirations, notamment à la marque graphique et chromatique de la peinture métaphysique de Giogrio de Chirico. Quant à l'architecture de Renzo Piano, on pourrait dire qu'elle représente un remarquable et troublant rationalisme inversé. Il est dépourvu d'épiderme. Il ne montre au grand jour que sa musculature et son système nerveux. Et c'est déjà beaucoup.

L'architecture rationaliste est une architecture qui se réfère à une époque facilement identifiable d'histoire de l'architecture moderne. Par conséquent, on peut affirmer qu'il existe un style rationaliste, comme il existe, par exemple, un style régence, directoire ou messidor. Le rationalisme n'est pas l'œuvre de congrégations sectaires ou calvinistes comme on l'a souvent taxé, mais plutôt paradoxalement la caverne architectonique d'Ali Baba.

En l'ouvrant tout entière, on y découvre des trésors.


Le vocable rationalisme n'est nullement ambigu. Il ne dévoile peut-être pas suffisamment le contexte, le contenu et l'esprit de son essence. Il a toutefois été choisi, tout simplement, pour signifier une tendance réelle, à l'instar de l'impressionnisme en peinture, en littérature et en culture, consistant à rendre une impression, une sensation optique en écartant la description des détails. On pourrait fort bien appliquer un autre terme, une appellation contrôlée plus précise au courant rationaliste. Comme on le fit, par exemple et entre autres, pour l'art roman, qu'on tenta de baptiser art romaïque. La qualification propre [celle que nous employons aujourd'hui], ne vit le jour qu'en 1825, lorsqu'elle fut proposée par la société des antiquaires de Normandie.

Spécifions encore que la qualité de rationaliste est aussi vieille que le monde. Les grands architectes du passé furent des rationalistes avant lettre. Imhotep, Ictinos, Callicrate, Anthémius de Tralles, Brunelleschi, Bramante, Palladio, Sinan, Boitaca ou Antonelli furent des architectes rationalistes, au même titre que Gropius ou Le Corbusier.

Il y eut et il y a encore partout d'importants foyers et creusets du rationalisme. En Europe, en Turquie, à Cuba, au Brésil, en Argentine, au Mexique et, en général, dans toute l'Amérique latine [centrale et du sud], aux États-Unis, au Canada, à la Guyane, en Israël, au Japon, aux Canaries, en Australie, Nouvelle-Zélande, etc...

Surpassant le miraculeux mouvement du groupement britannique Mars, le mieux organisé fut, sans nul doute, le mouvement rationaliste italien. Nommé aux assises internationales de la Sarraz, j'ai rempli la charge de premier représentant du groupe des rationalistes italiens, jusqu'à l'heure fatidique de ma défenestration [mot de Jacques Gubler] par les architectes du régime.

Pendant l'ère fasciste, l'Italie a eu l'architecture de ses architectes, autrement dit la bonne, la supportable et la mauvaise. La bonne architecture : celle de Terragni, de Nervi et des rationalistes qualifiés ; la supportable, celle des attentistes, des indécis et des meilleurs éléments du Novecento ; la mauvaise, celle de Piacentini et des ses épigones ; celle qui prétendit être fasciste sans qu'on l'y invita.

À ce propos, nous pourrions comparer l'Italie à la Russie qui, à la brillante époque de la Kameneva, de Lunacaskij et de Maïakovski, connu la merveilleuse architecture constructiviste, suprématisme et Proun, qu'effaça impitoyablement d'architecture populiste. Quelle est des deux la communiste ?

Le rationalisme italien n'a pas été un mouvement de résistance, mais un mouvement de fracture et de renaissance, absolument libre et non inféodé à une instrumentation politique. Il tenta de s'imposer par sa seule valeur et non par le truchement d'un service de propagande. Le rationalisme, dans son esprit, ne voulait être assujetti qu'au lois de l'harmonie, aux métamorphoses de sa figuration, au progrès de la science, aux prérogatives sociales de l'humanisme.

 

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Atelier - résidence du peintre Jean-Saladin van Berchem à Paris, 1930, axonométrie intérieure de la bibliothèque au premier étage.
 

A la racine du rationalisme il n'y eut jamais la tentation d'un mirage, comme celui de soustraire l'architecture au domaine de l'art pour l'introduire dans celui, exclusif, de la science.

L'architecture est un art, partout et toujours.

Par conséquent, l'un de ses principaux objectifs et celui de l'intégration des arts dans l'architecture et l'urbanisme, en étroite corrélation avec la science, la technique et les sentiments. Et c'est pour cette raison que nous avons aussi traité de l'architecture érotique, sans tomber dans le piège de la pornographie.

Ces propos et ces thèmes ne nous éloignent nullement des nécessités capitales de la construction. En appliquant à l'urbanisme le système cartésien, nous en étudions les solutions par fragmentation, afin d'en tirer une vue d'ensemble conforme à nos prospections inductives qui considèrent que la maison, bien qu'étudiée isolément, constitue cependant une parcelle d'urbanisme, un élément fondamental de la cité.

A l'image projective qui en résulte, nous y adjoindrons une profondeur territoriale. Elle nous permettra ainsi de former en organisme vivant, conditionné par l'architecture volumétrique, en élévation et, non seulement, par une architecture plane en surface, motivée principalement par la trame parcellaire et la circulation.


Quelle relation existe-t-il, m'a-t-on demandé, entre le paysage et le milieu construit de mes réalisations, et quelles sont les influences lisibles de l'environnement dans des édifices tels que l'église de Lourtier ou la maison Morand-Pasteur à Saillon.

A la force dominatrice du paysage, j'ai opposé la pureté linéaire, la modestie, la simplicité et le naturel d'œuvres novatrices composées dans l'intention de déterminer l'expression essentielle d'une architecture de poésie rurale.

Ce sont deux visages virgiliens souriant sans artifice à la rudesse de la nature.

Ils considèrent que la nature est changeante. Elle a quatre saisons alors que, plastiquement, l'architecture n'en compte que deux : celle de la lumière et de l'ombre. Phénomènes variables et irréguliers, rapides et de brève durée.

L'architecture s'adapte plus facilement aux paysages que celui-ci à l'architecture qu'il renferme.

Quant à l'emploi des gammes chromatiques dans l'architecture : théorie et pratique - en partie ancienne - dont nous ne pourrons aujourd'hui aborder tous les principes, je ne vous en dirai donc que quelques mots.

Qu'il vous suffise de savoir que j'attribue à la couleur, dans l'architecture, le rôle la 4e dimension, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.

Les fonctions de la couleur remplissent un but bien précis. La polychromie désigne la destination visible ou cachée de toutes les parties de l'ouvrage comme elle marque les proportions, supposées ou irréelles.


 Pour donner une définition de la notion de typologie et dire quelle est la raison d'être et la place du monument, il nous faut engager un discours fort subtil et savant.

On doit conférer à la typologie le sens d'une élaboration des catégories, uniquement.

Elle spécifie la classification des bâtiments selon leur destination, leur affectation, en tenant compte de leur charge symbolique, de leurs fonctions, de leur formes, de leurs éléments de durée, de leur permanence.

Mais la typologie est surtout la mention des professeurs et des historiens. Lorsque l'architecte crée, il s'attache à résoudre un problème que préoccupent en premier lieu la destination et le contenu de l'édifice qu'il projette.

La question du monument est affaire sérieuse. En l'abordant, sans déranger les romains outre mesure, nous pénétrons le sujet du dimensionnement, de la grandeur, du colossal.

Nous ne devons pas craindre le monument. C'est un art de l'architecture.

Mais, si nous devons redouter les monuments de sottise, nous ne pouvons pas oublier que l'art monumental a rendu sensible, autrefois, les plus dignes et les plus émouvantes expressions plastiques des grands siècles.

Aujourd'hui, nous avons quelque peu perdu cette disposition à la grandeur, qui n'a cependant rien à voir avec les dimensions de l'ouvrage.

Nous n'osons plus nous en approcher.

Et pourtant, nous pouvons constater que les plus petites maisons mêmes de Mario Botta sont aussi des monuments dans leur genre, des monuments bien dimensionnés.

Mais, revenons sur le monumental conforme, qui nous attire, et le colossal sans grandeur, qui nous gratifie de son épouvante architectonique.

La basilique de Vicence, d'André Palladio, est un monument de grandeur absolue, alors que le palais de la culture, à Varsovie, n'est qu'un monstrueux et colossal empilage d'incohérence et de laideur.

Les termes de Caracalla de l'antique Rome, Sainte-Sophie à Istanbul, la mosquée impériale Süleymaniye à Edirne[chef-d'œuvre de Sinan], la Mole Antonelliana à Turin, comme les gratte-ciel de Lescaze et de Mies van der Rohe sont des monuments d'exception, tandis que le palais de justice de Rome [périclitant] et la gare ferroviaire de Milan [babylonienne] ne montrent que l'énormité et l'amoncellement mastodontique de leurs insuffisance.

Les immeubles administratifs de la Winterthur - Assurances à Genève de Jean-Marc Lamunière, - dont le souffle novateur est mû par l'esprit des constantes de l'art - est un monument de dimensions moyenne et la grandeur des rythmes verticaux cadencés apparente [toute proportion étant bien bien gardée] à ce celle des tissus visibles des façades véronnaises de Michele Sanmicheli.


Au début, pour des motivations d'ordre polémique et social, et pour mieux enfoncer le coin de la résurrection en donnant libre passage au courant vivificateur, dans la torpeur, l'entêtement et l'opposition obtus des conservateurs de l'académisme, le rationalisme a été contraint de faire tabula rasa des erreurs et des fausses doctrines de la fin du XVIIIe siècle, du XIXe et du commencement du XXe.

Quelle besogne !

Cependant, sans jamais perdre de vue qu'une stabilisation ne pouvait être fondée en dehors d'un statut rénovateur stipulant clairement une révolution, née des ressources inépuisables de l'invention, devait être une renaissance, non une destruction, une désagrégation.

La tabula rasa ne fut donc qu'un moyen, qu'un moment de lutte temporaire.

André Marcel a dit, fort pertinemment, qu'on ne pouvait révolutionner le monde en brisant une vitrine.


C'est avec énergie que je dois manifester mon désaccord à propos de certains historiens dont je tairai les noms par pitié courtoisie, qui avancent, bien étrangement, que l'architecture du rationalisme italien pourrait s'insérer à n'importe quel moment de l'histoire, n'importe où et n'importe comment.

L'architecture rationnelle, qu'elle soit soit italienne ou d'un autre pays, n'est pas un uniforme mal coupé, interchangeable, adaptable à toutes les situations, à toutes circonstances, et réduisant l'architecture à une construction nomade.

L'architecture rationnelle internationale est attachée au lieu où elle a été pensée, conçue et réalisée ; au lieu dont elle a tiré son origine.

L'architecture rationnelle répond aux mutations de l'ordre social, au sens général de principes essentiels, mais elle est ancrée à la terre qui lui a donné le jour ; elle reste tributaire de nécessités dont elle dénombre les particularités.

Le rationalisme international reste encore à sonder en partie. On ignore par exemple, la contribution de certains architectes juifs qui ont élevé de remarquable construction en Palestine durant les années 30 : Theodor Menkes, L. Krakauer et H. Rau.

Comme l'on n'a pas encore mûri toutes les conséquences que l'on pourrait tirer d'une profonde analyse de l'œuvre du Gatepac catalan et de l'architecture de la seconde république espagnole.

De même, l'on pourrait avertir de précieuses ouvertures dans la beauté cristalline et exemplaire de l'architecture rationnelle de Luigi Moretti et d'Ernst Anton Plischke, pour ne citer que ces deux créateurs.

De nos jours, le rationalisme s'exprime toujours brillamment à travers l'imagination de ses protagonistes, de ses continuateurs et de ses transfigurateurs. De jeunes architectes travaillent en collaboration avec leurs devanciers. Quelques noms au hasard, des uns et des autres :

En Grèce : Stamos Papadakis, Dimitris Diamantopoulos, Maria Sapountzi, J. Kanetakis, M. Fragoulis, I. Koukis, A. Altsitjoglou; en Espagne : Oriol Bohigas Guardiola, rafael Moneo, Antonio Fernandez Alba; au Portugal Alvaro Siza Vieira; en France Roland Simounet, Michel Borne, Bernard Desmoulins [pensionnaire à Rome]; aux États-Unis, Richard Meyer et le groupe des cinq dont il fait partie, Livio Dimitriu, Steven Holl; en Autriche: Anton Schwighofer; en Italie: Andrea Bruno, Antonio Guacci, Gaia Remiddi, Paolo Angeletti, Luigi Ferrario, Daniela Pastore, Giuseppe Guerrera, Pasquale Culota; en Angleterre, Denys Lasdun, James Sterling; en Allemagne Egon Eiermann, Rainer Franke; en Finlande Reima et Raili Pietilä,; au Japon: Shuji Miura; au Canada: Gilles Lavigneur; au Tessin [pour ne mentionner que ce Canton suisse], avec Mario Botta, Luigi Snozzi, Rino Tami, Giancarlo Durich, Mario Campi, Rudy Hunziger, Tita Carloni, Lio Galfetti, Dolf Schnebli, etc, etc...

Dans ce grand mouvement renaissant de l'architecture, l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne y est largement et dignement représentées par des constructeurs tels que Jean-Marc Lamunière, Georges van Bogaert, Allin Décoppet, Pierre Von Meiss, Alain Tschumi, Pierre Foretay, Luigi Snozzi, Franz Füeg, Mario Botta, Vincent Mangeat [entre autres professeurs].

Sans omettre la contribution d'anciens chargés de cours, d'assistants, de professeurs invités suisses et étrangers et celle, brillante, des annexes élève de l'EPFL : Emmanuel Cattani par exemple.

Souhaitons que l'EPFL ne soit pas contaminé un jour par le virus du post-modernisme, cette héroïne de l'architecture contemporaine.

Ajoutons encore que ce n'est pas sans amertume, sans tristesse, que nous pensons aux transfuges de nos principes primordiaux ; à ces remarquables créateurs qui, après s'être abondamment nourris au râtelier du rationalisme, broutent maintenant dans des pâturages soporifiques plus consistants, absorbent une grossière ratatouille en de milieux plus rassurants, mais interdits à l'intelligence.


En considérant l'exemple de mon activité de critique et d'historien du mouvement moderne, et la frustration que me causerait la réalisation de l'œuvre, par l'altération de l'idée que le dessin serait plus apte à traduire que la réalité, l'on a pensé que j'attribuais à l'architecture nouvelle un rôle de témoin plus que de protagoniste ; que je donnais enfin seulement à l'architecture en papier un rôle prépondérant.

Ce n'est pas exact et je vais m'en expliquer pour effacer ce malentendu.

Personnellement, j'attache fort peu d'importance à mes réalisations, c'est vrai. Paradoxalement, je puis même les renier en partie. Je ne suis ni un jobard, ni un narcisse, et j'aimerais faire encore mieux. A mes constructions [à peine une cinquantaine sur 700 projets], je préfère de loin mes créations et mes idéations graphiques.

Mais cela ne concerne que moi seul, non l'architecture en général.

La plupart de mes œuvres ont été refusées ; et celles qui furent réalisées, malaxées par des fonctionnaires peu avertis, incompétents ou mal intentionnés. Des confrères prétentieux, suffisants ou peu scrupuleux ont entravé ou tenté d'arrêter mon activité. Ce qui m'a contraint d'entreprendre, à trois reprises, la triste et désolante traversée du désert, pour retrouver le chemin de la stabilité, les amorces d'une nouvelle sécurité.

D'autres sont allés jusqu'à vouloir amender les projets. Je leur pardonne et ne leur garde guère de rancune. La plupart de mes œuvres construites ont été trahies par les promoteurs, les commettants, l'argent, les institutions, les règlements municipaux et communaux, les interventions politiques et du pouvoir, l'hostilité et la férocité du temps.

Quant à mes écrits, aujourd'hui encore ils sont parfois censurés.

Cependant, ma préférence pour le projet ne motive un aucun cas une conception de l'intellectuel et de l'artiste qui serait contraire à la nature du constructeur. La mienne n'est qu'une constatation intime, un point de vue personnel. Je suis heureux au milieu de mes dessins et de mes axonométries qui ne basculent dans l'espace.

Ils ont porté leurs fruits et fait des petits et des grands un peu partout. Mon architecture en papier a donc été utile. Quant à l'architecture construite par d'autres, et que j'admire, je ne pense pas qu'elle soit éphémère, quelque chose de périssable, ni une œuvre qui ne puisse satisfaire des aspirations élevées de l'homme. N'oublions pas toutefois que Michel-Ange disait que les architecture construites et les œuvres plastiques réalisées ne sont que ce qui reste d'un grand festin : des déchets et les miettes.


Venons en maintenant à l'heure de vérité.

On m'a fait relever qu'il existe un langage classique de l'architecture.

On m'a demandé comment l'architecte se pose-t-il en face de lui et pourquoi. On désire savoir quelle est ma position et présentement mon activité.

Pour le langage, je m'en tiens au principe léonardesque, affirmant que l'expérience précède la théorie, et au concept thomiste que j'ai précisé, perfectionné et amplifié.

En somme, dans les arts plastiques et d'architecture, il n'y a pas d'évolution progressive, mais seulement métamorphose, avec participation diverse à l'idée éternelle de beauté et d'harmonie, idée favorisée par l'existence continue d'un développement technique et l'augmentation des connaissances historiques et scientifiques.

Raisons pour lesquelles les œuvres d'art, d'architecture et d'urbanisme répondant à certaines conditions extérieures et intérieures essentielles, renferment les signes de la pérennité, les formes durables de l'expression, les empreintes manifestes d'une vie sans commencement ni fin.

Bien que profondément marqué du sceau de la personnalité et de l'individualité, elles frappent toutefois à un haut degré, inévitablement, ce qui - chez l'homme - se maintient invariable dans l'enchaînement des millénaires.

Le temple dorique des de Ségeste, l'ensemble prestigieux du Campidoglio de la ville éternelle, la formidable place elliptique de Saint-Pierre ou l'exemplaire villa Savoye de le Corbusier, seront toujours des oeuvres d'avant-garde devenues classiques.

Edmond Humueau, le grand poète angevin, a écrit que toute écriture effacée par les siècles renaît aussi juste qu'à l'origine.

Noblesse de l'esprit de la mémoire et de la connaissance !


On m'a aussi prié de dire ce que je pense de la crise mondiale qui tourmente terriblement la jeunesse estudiantine d'aujourd'hui. Il faut l'affronter avec tous nos moyens. Croire au miracle. J'ai été moi-même en crise toute ma vie et j'ai survécu.

Ma méthode de travail ?

Pour agrandir le champ de mes connaissances, avant toute chose, je poursuis inlassablement mon autoformation. J'étudie, j'écris, je dessine, j'expose, je projette même sans mandat je construis - trop rarement - en me demandant si mes commettants ne se sont pas fourvoyés et trompés d'adresse.

J'essaye d'oublier la solitude, l'hostilité et les crises dans lesquelles j'ai été plongé durant une partie de ma vie.

Je défends les belles œuvres de mes confrères, sans hésitation.

Je préface les créateurs et les artistes dont j'admire l'œuvre, qui ont besoin d'un appui ou d'un stimulant.

J'instruis, j'aide et j'encourage les jeunes, en évitant scrupuleusement de pontifier. Je leur transmets ce que mes maîtres m'ont appris : être intransigeant mais non sectaire et intolérant.

J'essaie de les galvaniser.

Je préside plusieurs associations, sociétés et fondations... Sans but lucratif. Je ne suis que leurs flambeaux et leurs drapeaux.

Je pense à l'amour et à l'estime dont m'entourent maintenant mes amis et des disciples de toutes races et de toutes les couleurs, et je les en remercie, reconnaissant.

Mais je continue cependant les parties de catch, car je n'ai pas que des admirateurs.

Je voyage à l'occasion d'études, d'appels, de conférences, de congrès, de séminaires. Comme au temps de la première Renaissance, au quattrocento, dans ses confrontations idéelles et ses développements générateurs, le rationalisme international cherche en quelque sorte d'ouvrir le plafond de la science pure, de la science mathématique, pour la passer au plan de la science métaphysique, de la magie constructive, en considérant que les lois de la nature sont toujours les mêmes et pour une architecture novatrice, sachant aussi céder aux frissons et aux élans du cœur.

L'objectif présent du rationalisme pourrait se résumer dans la paraphrase suivante : recherche d'un engagement productif conduisant à l'établissement des limites de l'illimité, à travers un travail artistique et technique d'une rigueur toute classique.

Et, pour conclure, attendu que nous devrions sans cesse puiser aux sources intarissables de l'harmonie, je vous incite à méditer sur le fait que la Série de prix ne comporte aucun article concernant les exécutions de la beauté et de l'harmonie, parce qu'elles sont gratuites.

Aujourd'hui, plus qu'autrefois, les architectes et les promoteurs de leurs offres sont souvent les pires ennemis de l'architecture.

Ouvrons les yeux et regardons autour de nous.

           Je vous laisse à vos réflexions et vous remercie de votre attention.

Alberto Sartoris

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Alberto Sartoris, New-York - 14 octobre 1982, conférence The Architectural League.
 

L'intégralité du texte et le fac-similé des notes de la conférence d'Alberto Sartoris ont été rassemblés sous la forme du livre "Alberto Sartoris, l'actualité du rationalisme", publié en 1986 par la Bibliothèque des Arts, Paris - Lausanne, ISBD 2-85047-075-9

 

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