“ Une construction provisoire faite pour durer ? ”
GARE DE ZURICH, le 15 avril 1992, Max Bill et son chauffeur m’attendent a l’extrémité du quai. J’avais saisi l’occasion de l’inauguration de l’une de ses sculptures a
l’École Polytechnique de Lausanne pour prendre rendez-vous avec lui. Je ne m’étais pas entretenu avec lui depuis les années cinquante, alors qu’il était recteur de la toute jeune école d’Ulm.
Pour cette première génération d’étudiants a laquelle j’appartenais, Max Bill apparaissait tel un «Totalmensch», cet homme tout a la fois peintre, sculpteur, designer, architecte et théoricien, et après le succès de l’exposition qu’il venait d’organiser pour le Schweizer Werkbund: «DIE GUTE FORM» (la
bonne forme), il était l’un des principaux instigateurs du «design industriel» des la fin de la guerre.
Jovial et autoritaire, sa très forte personnalité ne laissait personne indifférent, allant au gré des comportements, de la sublimation a la haine. Durant la période des affrontements qui ont secoué l’école d’Ulm jusqu’en 1957, les plus irréductible des étudiants avaient dressé son portrait: «DIE BOSE FORM», caricature de la «méchante forme», celle de l’homme a abattre. Mais rien ne
pourra ébranler l’imperturbable marche en avant de l’artiste chez qui on reconnaît le fonceur, jusqu’au boutiste, avec son exceptionnel potentiel de création.
Trente-cinq ans plus tard, mon intention est de dialoguer avec l’architecte et concepteur du secteur «Éduquer et créer» de l’
Exposition Nationale de Lausanne, en 1964. Puis en arrière-plan, il y a ce Théâtre de Vidy, qui seul survit depuis bientôt trente ans à cette expérience.
Mais aussi, quelle est la vision rétrospective de son auteur sur cette période marquée par la
préfabrication et l’industrialisation de la construction, dans les années cinquante à septante?
Comment gérer les interventions indispensables à son entretien, à sa transformation ou en prévision d’une extension? Ces techniques ne font-elles pas déjà partie du patrimoine industriel et de
l’histoire contemporaine de la construction?
De cette longue interview seuls quelques éléments parmi les plus significatifs sont ici répercutés en tant que témoignages vivants de l’auteur. Ceci explique cela, de l’histoire du site bâti, de ce qui subsiste de cette construction ou même de son avenir.
Dans le numéro de FACES consacré
à «Max Bill constructeur», et évoquant le Théâtre de Vidy, Stanislas von Moos dit de ce bâtiment que «...c’est le paysage qui est revalorisé par l’intervention», ajoutant qu’il s’agit «...d’un bâtiment "ordinaire", l’un des plus durables de la décennie.»
Cette appréciation est très bien vue, mais elle peut aussi prêter à confusion, car l’œuvre architecturale de Max Bill reste profondément marquée, dans sa démarche, par une «rigueur» à toute épreuve dans l’acte de construire. Justement, l’exemple du secteur dont il avait la responsabilité a l’Exposition Nationale de 1964 relève de cette cohérence projectuelle.
C’est depuis les années trente que Max Bill s’intéresse a la préfabrication. Il commence par l’étude et la réalisation de bâtiments avec ossatures sur plans modulaires, en bois puis de béton. Le mandat du demi-secteur de l’Exposition Nationale lui donne l’occasion de développer un système de construction
modulaire, mais cette fois-ci en métal.
Par l’objectif du mandat, qui était de construire une halle d’exposition temporaire démontable, on ne peut s’empêcher de rattacher la conception générale du pavillon de Max Bill a l’édification du Crystal Palace, à Londres, en 1851.
Le secteur est conçu sur la base d’une trame modulaire de 5 m. Toutes les activités s’intègrent donc dans ce réseau qui, selon les besoins, se développe sur un ou deux niveaux. Le système de construction est d’une simplicité remarquable puisqu’il est prévu pour être démonté à la fin de
l’exposition. Des tubes d’acier de 160 mm constituent les éléments verticaux de la structure, assurant aussi l’écoulement des eaux de toiture. Ils reposent sur des fondations qui participent également à l’évacuation des eaux de pluie. A l’extrémité supérieure de ces poteaux, une ou deux têtes (Knotenpunkt) - selon la simple ou double hauteur des espaces à couvrir - assurent les liaisons
horizontales de la structure par des éléments à caissons. Ce sont ces derniers qui, tels une gouttière, supportent les profiles en fibro-ciment de la toiture tout en récoltant les eaux de surface.
Quand à la stabilité de la structure ainsi montée et assemblée par des boulons, elle est assurée par des contreventements en superstructure, dans la plupart des cas, on par des croix de saint-André
là où c’est possible. Afin de permettre l’aménagement d’espaces de plus grande dimension, les portées libres atteignent 10 ou 15 m selon les besoins.
Ainsi, de module en module de 25 m2, ce sont près de 18’000 m2 qui ont été couverts par cet astucieux système de construction modulaire, léger, flexible et démontable.
De cet ensemble, seul le théâtre émergeait par l’importance de son volume, alors qu’il s’inscrivait dans la même trame modulaire, mais d’une conception structurelle différente pour des raisons de sécurité évidentes.
Ce théâtre était-il prévu pour être maintenu in situ?...
Max Bill s’exprime 3 à sujet: «Des les premières études, l’idée était de développer un système de construction préfabriqué, léger et pouvant assurer un maximum de flexibilité, tant pour les activités d’exposition que pour le montage et le démontage du secteur en vue d’une réutilisation.
Quant au théâtre, mes premiers projets prévoyaient qu’il subsiste: j’avais un premier projet comportant une scène qui tournait autour des spectateurs, montait, descendait ou se transformait en fonction des spectacles... C’était une idée géniale pour un théâtre circulaire, moderne et de conception complètement nouvelle... Mais voila, il me manquait un bon million et le syndic de l’époque, Monsieur Chevallaz, ne marchait pas... Avec Delamuraz (il était administrateur de l’Expo 64, quelque chose
comme ca), je l’aurais réalisé, je le connaissais bien. Puis j’ai fait un deuxième projet, avec une salle pour 600 personnes, qui était conçue pour rester. Mais c’était aussi trop cher.»
A la fin de l’Expo 64, la Commune de Lausanne décide de conserver le théâtre ainsi que quelques locaux et installations annexes. Ce lieu de spectacle prend très rapidement sa place dans la vie culturelle lausannoise. Mais voila, les équipements sont insuffisants et des interventions d’urgence sont apportées au bâtiment, sans grand ménagement pour la partie qui subsiste de l’œuvre de Bill. L’auteur n’est pas consulté en 1975, ni en 1986, lors des transformations apportées au bâtiment (agrandissement, plancher intermédiaire, isolation, étanchéité, etc.).
Avec la venue de Matthias Langhof pour diriger le Théâtre de Vidy, une nouvelle impulsion est donnée. En 1990, la Ville de Lausanne mandate l’architecte Rodolphe Luscher, pour conduire une étude de restructuration.
Le projet «Un théâtre au bord de l'eau» essaie de tenir compte au maximum de l’état existant, mais avec des apports architectoniques importants.
Max Bill commente ce projet: «J’ai protesté contre cette idée d’agrandissement, car on ne peut pas modifier l’architecture de ce bâtiment qui est protégé... Une plaque apposée près de l’entrée
l’atteste. On ne m’a consulté que lorsque le projet était terminé; sans doute faut-il faire quelque chose, mais pas comme ca.»
Mais revenons a l’origine de cette construction, lors du démontage de l’exposition de 1964. Tout est allé extrêmement vite. Selon les données retrouvées aux Archives fédérales à Bernex, le service de revente a débité le pavillon du secteur «Éduquer et créer» en 14 lots allant de 200 a 2000 m2. Les prix de revente étaient de Fr. 35.—/m2 pour les structures basses, et de Fr. 55.—/m2 pour les structures hautes. Toutes les reventes selon les contrats de l’Expo 64 ont été réalisés de février a fin août 1965.
Que sont devenues ces parties de construction dont quelques-unes sont restées sur territoire vaudois? Dans la plupart des cas, les repreneurs ont été des entreprises de construction qui ont
utilisé ces structures pour en faire des halles de production.
L’une d’elles avait été rachetée par les eaux minérales d’Arkina à Yverdon. Puis cette halle a été revendue dans les années septante à l’entreprise de construction Geilinger a Yvonand. Actuellement, cette partie du secteur de Max Bill, démontée et remontée à deux reprises, remplit toujours sa fonction (bureaux et dépôt) dans l’enceinte de l’entreprise.
L’autre partie, «La maison de l’homme» d’une surface de près de 2’000 m2, avait été rachetée par l’entreprise Riva SA a Lausanne. Utilisée pour une chaîne de préfabrication, cette halle a été presque entièrement détruite lors d’un incendie, il y a une quinzaine d’années.
Considérant que plus de 10’000 m2 de ce secteur ont été déplacés en Suisse orientale, l’«idée de départ» dont Max Bill réaffirme l’objectif, «flexibilité et réutilisation du système», prend toute sa
pertinence et sa signification.
Dans le contexte et la philosophie de la production industrielle préfabriquée des années soixante, une telle démonstration n’était pas évidente. Avec le recul d’une trentaine d’années, la vérification du concept énoncé semble propice à la réflexion et ouvre ainsi une page non négligeable dans l’histoire contemporaine de la construction.
Mais au cours de mes investigations sur ce dossier, une question méritait d’être approfondie: quelle était l’idée directrice dans la conception générale de ce secteur de l’Expo 64?
Max Bill précise ses vues de l’époque: «...Ce secteur, je l’ai regardé comme une petite ville qui fonctionnait par elle-même, car il y avait tout là-dedans; le théâtre, mais aussi le cinéma, une librairie, le café, un bar, etc... On avait tout pour en faire un centre culturel...»
Trente ans plus tard, quel est le regard de Max Bill sur cette expérience? Que dire de son théâtre, qui a été bien malmené par des transformations intempestives et en l’absence de concertation avec lui? Peut-on le transformer ou l’agrandir, par exemple?
«...Pour moi, c’est une construction typique pour une époque qui croyait a la préfabrication. Et ce n’était pas seulement une croyance, c’était aussi une réalisation qui a tenu. Du point de vue d’une philosophie architecturale, c’est un exemple. Absolument... Un exemple de construction représentatif de cette époque, le seul de l’Expo 64 qui soit resté en place.»
Au terme de ce long entretien, Max Bill m’invite a visiter son atelier tout en me demandant si j’ai connaissance d’un concours restreint pour un centre d’art contemporain a Lausanne ?
Puis il me montre les premières esquisses du choix qu’il a fait pour l’implantation de son projet. Il s’agit très précisément du terrain libéré par le démontage du secteur, a l’est de l’actuel Théâtre de Vidy. Nous voici donc an cœur d’un sujet qui préoccupe autant les autorités que les milieux culturels lausannois.
A l’aboutissement de cette incursion dans le passe relativement récent de l’Expo 64, il y a un moment d’interrogation. Pourquoi Max Bill n’a-t-il pas repris son idée de la «petite ville» qu’il venait justement de décrire? Un centre culturel qui aurait pu s’articuler autour de la «Cour des arts», centre de rencontres lors de l’Expo 64, et dont une partie subsiste au sud du théâtre.
Après la visite détaillée du théâtre,... après les recherches de documentation dans les archives,... après avoir retrouvé des morceaux de bâtiment démontés puis reconstruits,... une hypothèse de développement pour l’extension du Théâtre de Vidy pouvait être envisagée, mais encore faudrait-il la vérifier: puisque la structure modulaire et préfabriquée imaginée et réalisée par Max Bill a
démontré toute sa cohérence d’exode et de réutilisation, pourquoi ne pas envisager une démarche similaire mais inversée, par le rachat et le rapatriement d’éléments éparpillés sur le territoire national ?
Piège ou réalité?... La protection d’un témoin de l’architecture du XXe siècle engendre-t-elle la même cohérence de traitement que pour les bâtiments d’un siècle passé? Pour un ouvrage comme celui qui nous occupe, peut-on imaginer une recomposition modulaire préfabriquée, au même titre que le remplacement d’un appareillage de pierre pour un monument classé ?
La diversité des informations recueillies comme les prises de position de Max Bill peuvent nous laisser dans l’expectative. Mais la leçon que l’on peut tirer de cette incursion dans l’histoire et le devenir du Théâtre de Vidy n’est pas sans suite: n’est-il pas urgent d’inventorier le patrimoine architectural du XXe siècle, alors que certains ouvrages subissent déjà nombre de détériorations qui risquent d’être
irréversibles? Avant d’intervenir sur un objet dont la valeur historique contemporaine est attestée, ne faut-il pas agir préventivement? Priorité devrait être donnée aux investigations de fond, a la recherche et a la documentation des œuvres de ce siècle finissant.
Dominique Gilliard
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