lecture L'oeuvre    d'Alberto Sartoris
extrait de :  "Editions des Valeurs Nouvelles"  Cahier No 4
par Françoise Jaunin

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« Avant d'être une construction, l'architecture est une pensée, une invention et une surprise. »

« Pour imaginer l'architecture de la raison, qui en constitue la conséquence, il faut condamner l'architecture de l'habitude, en considérant que l'un des matériaux les plus idoines et essentiels pour réaliser les formes fonctionnelles, ce n'est pas seulement la brique ou le béton armé, mais d'abord l'harmonie, créatrice de la splendeur. »

Villa du Dr. Roman Brum à Lausanne, projet de 1934

 

Depuis les années 20, soit depuis qu'il est entré en architecture et que, lié aux tenants du futurisme italien, il a milité au sein de l'avant-garde européenne, Alberto Sartoris a tracé sa voie comme il tire ses lignes sur la planche à dessin : parfaitement rectiligne et rigoureuse. Le credo qui était le sien quand il fut, en 1928, le plus jeune des membres fondateurs des CIAM (Congrès international d'architecture moderne) au Château de La Sarraz, n'a pas dévié d'un iota. D'emblée, la « splendeur géométrique » a déterminé sa vision esthétique et le rationalisme sa conception architecturale. Presque trois quarts de siècle plus tard, le dernier des protagonistes de l'architecture internationale des années 20 et 30 signe  une profession de foi identique en tous points, parce que, dit-il, « les avant-gardes ne meurent pas, elles deviennent classiques. »

Paradoxalement, alors même qu'il avait d'emblée annoncé la couleur – et dans tous les sens du terme, puisque pour lui « la couleur est la quatrième dimension de l'architecture » – c'est au soir de sa vie que le dernier des pères de l'architecture moderne, né tout juste un an après le siècle, construit le plus. Sur la masse énorme de projets qu'il a signés au cours de sa longue vie (plus de 800), seuls une petite cinquantaine ont été réalisés. C'est que 'homme, Italien de naissance et Suisse d'adoption a, esthétiquement et politiquement, beaucoup dérangé. Trop révolutionnaire, trop en avance sur le goût de son temps ou trop assimilé aux idéologies dictatoriales de son pays, il n'a longtemps obtenu les commandes qu'au compte-gouttes. La fin de cet ostracisme est relativement récent et les années 80 et 90 auront enfin permis la réalisation de projets d'une ampleur encore jamais vue. En collaboration avec l'un de ses anciens étudiants à l'Ecole polytechnique de Lausanne, il signe coup sur coup deux énormes complexes industriels, l'un à Dunkerque et l'autre à Biarritz, qu'il appelle plaisamment « la cathédrale de la margarine » et « la basilique du saumon ». Actuellement, plus que nonagénaire, il surveille à Carignano, près de Turin, le chantier le plus grand qui lui ait jamais été confié : à la place d'une gigantesque fabrique désaffectée de textile dont il n'a gardé que les structures porteuses en béton armé pour en faire une « place verticale » à plusieurs niveaux avec rues traversantes et galeries couvertes, il est en train de créer une sorte de cité dans la cité destinée à servir de centre culturel et administratif et à réanimer le centre historique de la ville. Du côté du futur, il y a encore d'autres projets – car l'incroyable bâtisseur, toujours bouillonnant d'idées, n'est pas du tout décidé à poser ses crayons.

Si Alberto Sartoris n'a pas rangé sa planche à dessin, il n'a pas non plus abandonné ses pinceaux, lui qui reste le seul architecte moderne à avoir donné au dessin d'architecture valeur à la fois de manifeste et d'oeuvre d'art. « Instrument de représentation précis de la pensée, de la recherche, de l'oeil et de la main, le dessin, affirme-t-il, constitue un moyen d'expression total. » Aucun autre constructeur du XXème siècle n'a voué un tel soin graphique et un tel sens pictural aux planches d'architecture. Il a donné à l'architecture rationaliste ses incunables et ses plus belles icônes. Ses épures, il les a toujours réalisées en peintre constructiviste, qui utilise la couleur comme un véritable matériau de construction. Car « la couleur dessine et qualifie les espaces. Elle exalte le rythme ardent des formes pures. Elle est un organe de l'architecture, non un revêtement ornemental. » Alberto Sartoris n'est pas un archi- tecte qui fait aussi de la peinture, comme une activité parallèle ou un hobby du dimanche. Et il n'est pas non plus un peintre qui signe aussi des plans. Il peint ses architectures. Seul de son espè- ce parmi ses contemporains, il ne dissocie pas les deux démarches, il en fait une totalité. Ainsi, malgré leur allure uto- pique, toutes ses architectures de papier sont parfaitement réali- sables. C'est pour lui une question d'honnêteté et de rigueur intellectuelles. Contrairement donc aux « Caprices » des XVIIème et XVIIIème siècles qui bâtissent sur papier d'improbables fantaisies architecturales, ses superbes sérigraphies gardent toujours le souci de la « faisabilité ». Mais comme la quasi totalité d'entre elles n'a jamais franchi le stade du projet, elles dressent une manière de catalogue de prototypes de cet « Esprit Nouveau » que Le Corbusier et quelques autres ont fait souffler sur le premier tiers de notre siècle.

Puriste épris de cette beauté mathématique qui naît des noces de l'imagination baroque et de la logique rationaliste, le peintre-architecte professeur et théoricien de l'art et de l'architecture ne pouvait manquer de cultiver l'intransigeante passion de la perfection géométrique : « II y a d'autres formes de beauté, mais seule la géométrie est permanente. Elle ne se contente pas d'instincts ou d'émotions, elle détermine une pensée, elle règle l'agencement nécessaire et inventif des formes, elle construit les grandes constantes de l'harmonie universelle. » L'illusionnisme de la perspective de la Renaissance qui fait converger les lignes dans l'oeil du regardeur comme s'il était le maître du monde, ne satisfaisait guère son esprit de géométrie aussi peu attiré par l'idée mensongère du trompe-l'oeil que par la vision statique et immuable qu'il implique. C'est alors qu'à l'instar de quelques autres architectes modernes, il a redécouvert ce mode de projection spatiale qui ignore les points de fuite et construit ses volumes sans modifier leurs proportions réelles: l'axonométrie. Depuis que la Renaissance avait inventé la représentation « scientifique » du réel, l'axonométrie était considérée comme une méthode dépassée qui « faussait » les perspectives. Sotte idée contre laquelle les architectes modernes, avec Sartoris pour figure de proue, se sont inscrits en faux, y trouvant au contraire l'instrument privilégié d'une vision futuriste qui permet les angles de vue les plus fous, depuis celui qui, à vol d'oiseau, surplombe vertigineusement l'édifice, à celui qui - insolite point de vue – la contemple par dessous, comme s'il était enfoui dans ses fondations. L'axonométrie fait bouger les architectures. En les détachant de la ligne de terre, c'est comme si elle coupait leurs amarres pour les laisser flotter librement, à la manière de somptueux paquebots volants. Vision irréelle et purement mentale ?

« L'axonométrie permet une meilleure vision dans l'espace. Je me suis exercé à voir l'architecture à travers elle. Je rase les murs, je lève la tête, et je vois la ville en axonométrie. »

Visionnaire donc, mais irréaliste, sûrement pas:

« Allez donc sur un chantier avec un dessin axonométrique de l'édifice à réaliser. Pas besoin de plans, d'élévations, de croquis annexes et autres explications. N'importe quel maçon peut l'utiliser tel quel: toutes les cotes y sont mesurables dans leurs justes proportions. »

D'une méthode de pensée et de travail, Sartoris a fait un style graphique et une véritable signature. Comment imaginer ses architectures peintes autrement qu'avec ces basculements et ces rabattements vertigineux, ces mouvements de plongée et de contre-plongée qui nous donnent le sentiment de voler nous aussi ?

En plus de la couleur, la quatrième dimension de l'architecture chez Alberto Sartoris, c'est peut-être cela aussi : cette manière de mettre l'architecture en mouvement.

Francoise Jaunin

 

extrait de :  

"Editions des Valeurs Nouvelles"          Cahier No 4

Publié à l'occasion des expositions personnelles d'Alberto Sartoris à la Galerie Rivolta, à Lausanne (octobre-novembre 1995) et à la Grenette de la ville de Sion (décembre 1995 - février 1996) avec le gracieux concours de la Fondation Louis Moret de Martigny
 

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